Innover ou mourir ? Entretien avec Sylvain Morgaine
- aminachaieb
- 12 mars 2020
- 7 min de lecture

L’innovation c’est ce qui permet à une entreprise de rester pertinente et compétitive. Mais comment faire concrètement ? Savvier et son écosystème de talents vous donnent les clés.
Dans cet entretien, Sylvain Morgaine, entrepreneur et consultant en innovation business appliquée, nous livre quelques pistes et conseils.
Que signifie l’innovation pour vous Sylvain ?
L’innovation intervient généralement lorsqu’on est confronté à un problème qui n’a pas de solution toute faite, ou comme on dit en anglais ”off-the-shelf solution”. Et j’ajouterai qu’une innovation n'existe que parce qu'elle apporte une solution à un problème qui n'a souvent pas d'autre alternative.
Il n'y a pas si longtemps que ça, une entreprise pouvait prospérer à partir d'une seule bonne idée. Ce n’est plus le cas maintenant. Le nouveau mot d’ordre est l’innovation. Pourquoi cela ?
Longtemps les entreprises se contentaient d’innover à la marge, par exemple en améliorant les process, en optimisant les cycles de vente ou en achetant de nouveaux logiciels pour améliorer la performance d'un département.
La volatilité des clients pousse aujourd'hui les entreprises à accélérer leur capacité à innover, à trouver de nouvelles solutions pour fidéliser leurs clients et se différencier de la concurrence. Et sur certains secteurs d’activité, cette concurrence est critique, notamment parce qu’il y a de nouveaux entrants. Je pense aux startups qui, par leurs modèles économiques innovants et leurs technologies, arrivent à s’imposer sur des marchés longtemps réservés aux grandes entreprises bien établies. Les startups ont un process de développement de produits et de services qui est très agile, qui va permettre de tester rapidement leurs solutions et donc de se planter très vite pour apprendre et se donner ainsi les moyens d'être plus innovants. Et ça, c'est quelque chose qui manque cruellement aux grosses entreprises. D'abord parce qu'elles ne sont pas structurées pour, et malheureusement, elles n'ont pas forcément les compétences en interne pour créer cette agilité.
Aujourd'hui, est ce qu'on peut dire qu'il faut innover ou mourir?
Ça peut sembler dramatique, mais c'est la réalité pour certaines entreprises. Sur des marchés concurrentiels ou en forte mutation, la question se pose réellement. Les startups aujourd'hui, comprennent les consommateurs mieux que les grosses boites, elles savent qu'ils ont un smartphone continuellement dans la main. Elles savent que leur mode de vie est très différent et donc elles vont proposer des services qui sont en meilleure adéquation avec les usages numériques. De nombreuses sociétés aujourd'hui ont du retard à rattraper. Elles ont souvent les moyens d’apporter de l'innovation mais ne savent pas toujours comment faire.
On illustre souvent ce phénomène de l'entreprise qui rate le virage de l’innovation par le cas de Kodak ou celui de Nokia. Pourtant, a priori, ces deux entreprises avaient les ressources pour être à l’affût des innovations et maintenir leur leadership. Comment expliquer cela ?
En anglais, on dit “too big to fail”. C'est à dire que quand on est très gros, on pense qu'on est intouchable parce qu'on aura toujours les moyens d'accélérer quand on voit une disruption apparaître à l'horizon. Pour Kodak, ce n'est pas complètement vrai. Ils ont essayé, dès le début des années 80 de mettre en place la R&D pour développer un appareil photo numérique, mais la direction a toujours ignoré les recommandations du Kodak Research Labs pendant plus de dix ans malgré l'immense développement des écrans LCD, des technologies de photo numériques, etc. Ils ont maintenu la production de leurs films classiques et leurs process habituels.
Quant à Nokia, c'est une autre histoire. Nokia était leader sur la téléphonie mobile, mais ils n'ont jamais cru à l’utilisation d’un écran tactile pour remplacer à la fois l’écran et le clavier malgré plusieurs brevets. D'ailleurs, même RIM (BlackBerry) n’y a pas cru non plus, et on a vu ce qui est arrivé aux deux sociétés.
Donc les raisons de l’échec en termes d’innovation ce ne serait pas nécessairement pas un manque d'investissement mais le manque d’agilité et les silos par exemple entre la recherche, le développement et le “terrain” ?
C’est souvent le cas. D'ailleurs, les sociétés, je parle des grosses boites, ont principalement un département recherche et développement intégré, mais on dirait que c'est surtout des techniciens ou des ingénieurs qui travaillent en vase clos, qui essayent de trouver une façon d'améliorer le produit ou une innovation majeure qui peut être brevetée mais sans véritablement se soucier de la prise en main, au vrai sens du terme, du client final. Et donc beaucoup d'innovations ont été développées dans des centres de R&D mais derrière, il n'y a pas eu véritablement d'adoption du public parce que l'agilité n'a pas fait partie du process de départ. Les clients sont rarement invités à participer aux efforts des départements de recherche et développement.
Ceci explique en partie l'engouement actuel pour le UX design et le Design Thinking. Est-ce qu'on a enfin compris qu’il faut mettre l’usager au centre de la conception ? Pour beaucoup d’usagers, dans le choix entre un ordinateur Windows ou Apple par exemple, ce n'est pas que l'excellence technologique qui pousse à l’acte d’achat, mais surtout l'expérience d’usage.
L’interface utilisateur (UI) et l’expérience utilisateur (UX) sont vraiment les pierres angulaires du service, que ce soit un service dans l'assurance ou un produit bancaire. In fine, c'est la main de l'utilisateur qui est en contact avec la banque ou l'assurance. Donc, si le parcours n'est pas optimal, s’il est compliqué, les utilisateurs décrochent.
Les grandes sociétés doivent porter un intérêt particulier aux interfaces produit/service parce que les clients ont aujourd'hui les moyens de trouver des solutions alternatives sur Internet. Et donc, la concurrence est rude.
Et tu parlais d’Apple. L’iPhone est une innovation majeure et disruptive qui a complètement déstabilisé les fabricants de téléphones mobiles en faisant rentrer un fabricant d’ordinateurs dans leur sphère de concurrence. Cette disruption est venue de la vision brillante d’Apple (en fait soufflée par le français Jean-Marie Hulot à Steve Jobs) de fabriquer un ordinateur de poche dont la première application a été le développement de la téléphonie en software.
C’est bien là la véritable innovation et la rupture dans le secteur de la téléphonie mobile qui a neutralisé les leaders historiques comme Nokia et RIM et permit aux géants de l’électronique grand public sud-coréens d'entrer sur cet énorme marché. Mais le vrai gagnant c’est le consommateur qui s’est rapidement approprié l’utilisation de toutes ces applications, d’un simple touché du doigt…
Du coup, le téléphone devient un moyen pour payer, échanger avec sa famille, commander une pizza, revendre son appartement ….
Oui, c'est l'extension numérique de sa vie physique ! Il est important d’avoir à l’esprit que les millennials, cette cible jeune multi-connectée, va constituer pratiquement 70% du pouvoir d’achat d'ici quelques années. Donc, il est capital aujourd'hui pour les marques de comprendre précisément leurs besoins et de pouvoir leur apporter le meilleur service et les meilleurs produits en adéquation avec leurs usages et leurs attentes.
Comment intégrer ces attentes et ces besoins concrètement dans le processus de conception ou d’amélioration de ces produits et services ?
Trop souvent, les entreprises apportent des solutions technologiques ou marketing qui sont complètement déconnectés des usages ou des attentes des consommateurs. Elaborer des innovations qui ont du sens, c’est appliquer les méthodes du Design qui sont indispensables et qui commencent systématiquement par s’intéresser aux usages existants, aux contextes des différents segments, pour mieux cerner les problématiques.
Pour résoudre les problèmes qu'ils rencontrent, il faut aussi impliquer les utilisateurs dans la conception de la solution.
Henry Ford disait “si j'avais demandé à mes clients ce qu'ils voulaient, ils diraient des chevaux plus rapides”. Cela est un peu l’argument des détracteurs du Design “Human-Centric” qui comprennent mal la démarche. Ils pensent, à tort, qu’il s’agit de faire dire aux usagers ce qu’ils veulent.
Dans la plupart des cas, les utilisateurs ne sont pas forcément les mieux placés pour savoir ce qu'ils veulent. En revanche, quand on observe leurs comportements, leurs modes de vie et de consommation, quand on comprend leurs aspirations, cela nous permet de créer de meilleurs produits et services. Cela nous permet aussi de comprendre les signaux faibles et d’anticiper les tendances. Quand on leur montre des choses qui correspondent à leurs attentes ou qui vont régler un problème particulier qu'ils ont dans leur vie de tous les jours, ils sont tout à fait capables de réagir. A nous d’interpréter leurs réactions et feedbacks.
Quand il s’agit d’un produit ou d’une application, quand on leur montre un prototype, quand on leur fait essayer, qu’on observe les interactions et qu’on recueille les retours, c'est ce qui permet de réaliser des améliorations dans la conception. C'est souvent ça la clé du succès : comprendre la réalité de l'usage. Ce que je préconise d’habitude à mes clients, c'est de faire du prototypage rapide après une session de conseil, de mettre les mains sur la solution, de pouvoir la tester avec ses clients finaux et de pouvoir imaginer en quoi cette solution va être innovante, impacter le marché et être pertinente pour toute la chaîne de valeur.
La transformation numérique et les stratégies d’innovation sont souvent un casse-tête pour les entreprises qui doivent aujourd’hui faire face à une innovation en continu, quels sont vos conseils ?
Je suis convaincu de la nécessité de l’innovation “en temps réel”. Aujourd'hui, le téléphone mobile se connecte en permanence à un service ou un produit particulier. Donc, si les data remontent et qu'elles ne sont pas utilisées ou analysées en continu, du coup, tu ne peux pas t'en servir pour améliorer ton produit ou ton service ou même apporter une innovation rapidement sur le marché. Donc l’innovation de l’entreprise doit être « temps-réel » pour à la fois monitorer en continu l’interaction des clients avec son produit ou service mais également suivre en permanence les initiatives des startups pour maîtriser l’évolution de la concurrence.
Je conseille aussi aux entreprises de toutes tailles de s'ouvrir et de créer un écosystème de compétences, de puiser dans les expertises externes. Le mieux c'est d'avoir les compétences qui n'existent pas dans l'entreprise de manière native. Lorsque l’on fait appel à des designers, des ethnographes, des spécialistes du marketing ou d'une technologie bien particulière, comme par exemple la blockchain ou l'intelligence artificielle, ce sont souvent des compétences qui prennent du sens parce qu'elles sont mixées avec les ressources internes pour arriver au meilleur résultat. Et ça, l'entreprise commence aujourd’hui à le comprendre et se tourne vers des acteurs extérieurs pour innover en misant sur l'intelligence collective et la collaboration ouverte.
Les pratiques du Design donnent de vrais résultats et il nous semble important aujourd’hui que les entreprises puissent de plus en plus se familiariser avec les différentes approches comme le Design Thinking, Design Sprints, Labs d’innovation, etc. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que les designers ont depuis toujours - et notamment grâce aux travaux d’ IDEO - mis en pratique ces méthodologies parce qu'elles ont du sens. Elles permettent d'accélérer réellement les propositions de services ou de produits sur le marché en les confrontant directement aux utilisateurs et donc quelque soit la méthode, Design Thinking, Design Sprints, Lab Inno ou partenariats avec des compétences extérieures, c’est le process qui est intéressant. Le fait qu'on puisse vraiment en sortir quelque chose d’intelligible pour l’entreprise et de pertinent pour ses clients.
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